ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, ch. X, 1137 a 31 1138 a 3

 

       Voici le corrigé du 2e devoir de vacances, qui a eu nettement moins de succès que le 1e ! J’espère que ce n’est pas dû à ma maladresse dans la manière de répondre à celles et ceux qui m’avaient envoyé leurs réponses au sujet du texte de Bayle. Je vais proposer un 3e exercice, en souhaitant qu’il suscite davantage d’enthousiasme.

      Un avertissement s’impose préalablement à l’examen des questions : la justice dont il est question dans cet extrait est la valeur de justice, qui n’est pas la même chose que l’institution judiciaire ou que la vertu de l’homme juste. Mais on va voir qu’en distinguant plusieurs niveaux d’exigence dans la mise en œuvre de cette valeur, et en les hiérarchisant, Aristote nous oblige à penser les rapports qu’entretiennent ces trois aspects de la notion.

 

1. Comment peut-on dire, en parlant des lois juridiques, que « toute loi est universelle », alors que contrairement aux lois naturelles les lois juridiques ne sont pas toujours appliquées ?

L’universalité définit la notion même de loi, et en est inséparable. Il faut affronter la contradiction qui surgit entre l’affirmation de l’universalité de la loi juridique et le fait qu’on constate certains cas où elle n’est pas respectée ; contradiction qui n’existe pas pour les lois naturelles, puisque s’il arrivait qu’une loi naturelle ne soit pas respectée, on serait obligé d’en conclure que ce n’est pas une loi ; peut-être une version approchée de la loi qu’on croyait connaître, mais pas exactement la bonne loi. Alors qu’une loi juridique transgressée reste pleinement une loi.

Supposons une loi naturelle, comme par exemple les lois de Kepler, et imaginons que les observations nous montrent que le mouvement d’un certain corps céleste n’obéit pas à ces lois (ce qui est effectivement le cas). Il faudra alors se demander            a / si ce mouvement anormal est explicable par une action causale extérieure (par exemple celle d’autres corps célestes), qui obéit elle-même à des lois, connues ou inconnues, ou bien

                           b / si les lois dont on constate la violation ne sont pas telles qu’elles ne valent que dans certaines limites, hors desquelles se trouve le phénomène anormal. Mais dans les deux cas, l’universalité des lois est respectée. Par exemple, après Einstein, les lois de la mécanique newtonienne doivent être considérée comme une excellente approximation tant qu’on n’a affaire qu’à des vitesses nettement inférieures à la celle de la lumière.

      Supposons maintenant une loi juridique. En tant que loi, elle s’oppose dans son principe à ce qu’une seule exception soit faite à son respect. L’universalité de la loi n’est pas ici à entendre en un sens absolu mais relativement au domaine de validité qui lui correspond et qu’elle définit elle-même. Par exemple, une loi juridique peut ne pas s’appliquer également aux hommes et aux femmes. Par exemple longtemps, en droit français, jusqu’en 1975, l’adultère féminin était passible d’emprisonnement, l’adultère masculin n’encourant qu’une amende ; mais cette loi devait s’appliquer identiquement toutes les femmes et à tous les hommes. On objectera que c’est une loi injuste. Sans aucun doute ! Mais c’est précisément pour être juste que le droit du travail prévoit dans certains cas des dispositions différentes pour 

les hommes et les femmes. Toute loi juridique exige, à l’intérieur de son domaine de validité, la même obéissance de tous ceux qui y sont soumis. C'est en ce sens et en ce sens seulement – qu’elle peut être dite universelle.

         La question de savoir si une loi juridique peut prétendre à une universalité absolue, indépendamment des circonstances historiques et culturelles particulières, est un tout autre problème, de nature philosophique.

Les lois naturelles et les lois humaines (morales et juridiques) ne sont donc pas universelles de la même façon. Pour les lois naturelles, universalité signifie nécessité : elles disent comment les choses ne peuvent pas ne pas se produire. L’universalité des lois juridiques signifie qu’elles obligent identiquement tous les individus auxquels elles s’appliquent. Mais obliger n’est pas contraindre : la possibilité demeure toujours de désobéir quitte à subir ensuite la contrainte.

 

2. Que veut dire le mot « justesse » ?

La justesse est la qualité de ce qui convient exactement, de ce qui est précisément approprié, c’est-à-dire ajusté. Contrairement à la notion de justice, celle de justesse n’a aucune signification juridique ni morale, mais seulement technique. Ajusteur est un métier reposant sur une compétence technique : l’ajustage des pièces mécaniques. C’est en ce sens qu’on dit aussi que le résultat d’un calcul est « juste ».

 

3. Que signifie : « l’erreur [...] résulte de la nature même de la chose : car telle est la matière des actions ».

Il est exclu, par la définition même de la loi, que celle-ci prenne en considération toutes les circonstances possibles dans lesquelles elle devra être appliquée. Il en résulte un risque d’« erreur ». Par exemple, la loi interdit, dans la période de confinement liée à l’épidémie de Covid19, de sortir faire du sport durant plus d’une heure et à plus d’un km de chez soi. Un gendarme devra verbaliser l’habitant d’un petit village pyrénéen qui outrepasse ces limites, même si compte tenu de la configuration géographique, cet habitant ne fait courir aucun risque de contamination à personne. Beaucoup moins assurément qu’un citadin qui respecte la loi en sortant faire pendant 40 mn cinq fois le tour de son pâté de maisons.

« La loi embrasse ce qui arrive le plus fréquemment » : il y a plus d’habitants dans les villes que dans les petits villages perdus. C’est donc en priorité à eux que la loi doit s’adapter. La situation de ce villageois isolé relève de ces « circonstances qui échappent au général ». Il y a bien en un sens « erreur » à entraver à ce point sa liberté de sortir. Mais ici, « l’erreur ne vient ni de la loi, ni du législateur », et notre villageois n’est donc point fondé à se plaindre de l’une ni de l’autre. Pas plus par exemple que celui qui se plaindrait qu’on lui défende de conduire à 160 km/h sur l’autoroute, au motif que s’entraînant chaque dimanche à conduire sur un circuit, il est moins dangereux que le conducteur lambda pour qui est faite la loi.

Si la loi est une, multiples sont les façons de l’appliquer aussi bien que de la transgresser. La situation, les circonstances, l’identité et la personnalité des agents, leurs mobiles, la nature des bénéfices ou des dégâts consécutifs à une action quelconque, constituent cette « matière de l’action », par opposition à sa forme, qui est sa conformité ou non-conformité à la seule lettre de la loi. De cette matière, la loi ne peut prévoir les variations infinies. Elle peut descendre jusqu’à certains détails qui particulariseront son application, en distinguant selon l’âge (sur les routes à 2 chaussées séparées par un terre-plein central, les jeunes conducteurs ne doivent pas dépasser 100 km/h), le temps qu’il fait (la vitesse est limitée à 110 km/h sur autoroute par temps de pluie), les cas de « force majeure », etc. Mais elle ne peut pas statuer sur l’infinité des cas susceptibles de se produire (par exemple en énumérant tous les cas de « force majeure »), ni même aller trop

loin dans les détails, sous peine de complexifier et d’alourdir une législation qui souffre toujours déjà trop de ces défauts. Rousseau écrivait que « Tout État où il y a plus de lois que la mémoire de chaque citoyen n’en peut contenir est un État mal constitué, et tout homme qui ne sait pas par cœur les lois de son pays est un mauvais citoyen ». Ça laisse un peu rêveur !


4. Que faut-il entendre par « justice en soi » ? A qui Aristote fait-il allusion ici ?

C’est à Platon (et plus spécialement à la République) que renvoie ici la notion de « justice en soi ». La « justice en soi », c’est l’Idée (majuscule) de justice. Non pas l’idée (minuscule) que s’en fait tel ou tel particulier, mais la notion abstraite, universelle, qui est parfaitement indépendante des opinions et des jugements humains. Ce pourquoi on peut parler de justice « en soi », par opposition à ce qu’est la justice « pour » tel individu, telle société, telle époque, telle culture. Ce que Platon appelle la « forme intelligible » de la justice. Forme parce que cette notion générale de justice fait abstraction de toute détermination matérielle quant à ce qu’on peut qualifier de juste : elle est indifférente au fait qu’on considère une action, une décision, une sanction, une rémunération, une personne, des institutions, une guerre etc. Intelligible, parce que l’idée justice ne se voit pas, ne s’entend pas, ne se touche pas : elle se comprend, au moyen d’une définition abstraite, qui est l’affaire de l’entendement seul. Cette définition est l’énoncé d’une exigence : que chacun reçoive exactement ce qui lui est dû. Cette définition toute simple contient la norme universelle et absolue, le modèle éternel qui s’impose à toute action, décision, personne qui veut être juste. Platon voit dans ces Idées pures des réalités absolues, indestructibles, appartenant à un autre ordre de réalité plus réel ! que le monde sensible où se déroulent les actions humaines (un topos noêtos : lieu intelligible). Ces actions ne sont justes que dans la mesure où elles participent de l’Idée absolue de justice.

 

5. Comment, si « le juste et l’équitable sont une même chose », l’un peut-il être « meilleur » que l’autre ?

Bien que tout le propos d’Aristote soit ici de les distinguer, et de les hiérarchiser, on peut dire que le juste et l’équitable « sont une même chose », au sens où l’équité n’est rien d’autre que le souci d’une application la plus exigeante possible de la justice. Une manière d’être le plus juste possible. Or, cette exigence d’exactitude est portée par la notion-même de justice. On n’est pas vraiment, pas rigoureusement juste si l’on ne rémunère pas un travailleur pour le temps exact passé au travail. Si le professeur marque ne serait-ce qu’une petite préférence pour un élève, il n’est pas juste comme il devrait.

L’équitable n’est pas juste autrement que l’application aveugle de la loi ; il n’y a qu’une manière d’être juste, car l’Idée de justice – qui vient d’être déterminée à la question précédente – est unique. L’équitable est simplement plus juste que « le juste légal », qui peut même dans certains cas n’être plus juste du tout. Il arrive que l’application stricte d’une loi juste, dans l’ignorance ou le mépris des circonstances qui ont pu amener quelqu’un à la transgresser, débouche sur une injustice. C’est ce que signifie le dicton « summum jus, summa injuria » (les juristes adorent parler latin) : la perfection du droit équivaut à la parfaite injustice.

Pour parler le langage de Platon, l’équitable participe davantage de l’idée de justice que le juste légal. Ce pourquoi il est meilleur. L’équitable est l’extrême pointe de la justice, dans la réalisation humaine de l’Idée.

C’est en ce sens que Jean Valjean, dans Les misérables, en réfléchissant sur la faute qui l’avait conduit au bagne et aux dix-neuf ans qu’il y avait passés, « conclut enfin que son châtiment n’était pas, à la vérité, une injustice, mais que c’était à coup sûr une iniquité » (Ie partie, Livre IIe, ch. VII : « le dedans du désespoir »).

 

6. Quels moyens la loi prévoit-elle concrètement (dans un État de droit comme la France) pour que son application soit équitable ? Par quels procédés et procédures l’« ajustement de la loi » s’opère-t-il ? Présentez au moins un exemple concret.

La loi ne peut pas, en tant que telle, « se prononcer avec justesse ». Elle est par définition incapable d’ajustement (aux situations particulières), puisqu’elle est figée dans son texte (qui a valeur universelle).

Tout ce qui intervient « en aval » de la loi a vocation à en permettre une application équitable. La correction de l’« erreur », c’est-à-dire l’ajustement à la spécificité de chaque cas particulier se fait au moment de l’application de la loi. Ce moment est celui du jugement, c’est- à-dire où des hommes doivent juger, aux deux sens du mot. Au sens judiciaire, bien sûr : trancher un différend, régler un litige, infliger une sanction. Mais aussi au sens intellectuel : rendre un avis et prendre une décision en des matières où aucune évidence ne s’impose, aucune démonstration n’a de pertinence, aucune application mécanique d’une règle n’est possible.

Il appartient aux êtres humains qui ont à juger en ce sens, de viser la justesse. Mais le souci qu’ils auront d’y arriver le mieux possible relève de la vertu de justice, c’est-à-dire d’une disposition qui ne renvoie plus aux domaines juridique ni intellectuel, mais à la morale.

Avant même qu’il y ait jugement au sens judiciaire, c’est-à-dire au tribunal, il appartient au policier ou en gendarme de juger s’il doit ou non verbaliser, frapper, voire tenter de tuer celui qui a contrevenu à la loi, ou encore le livrer à la justice. Il lui est demandé de faire preuve de discernement, dans sa fonction répressive. Dès l’enquête policière, puis dans l’enquête judiciaire, on s’attache à recueillir le maximum de données concernant la « matière » de l’action. Ces données serviront de base au jugement, dont la norme ne pourra plus être seulement le « juste légal ».

La distinction cruciale est ici entre la lettre et l’esprit de la loi ; entre ce que dit son énoncé quand on le prend au mot, et ce que visait le législateur en l’édictant. Un gendarme pourra s’abstenir de verbaliser notre villageois de la question n° 3, parce qu’'il estime que tout en s’autorisant un léger dépassement de la distance ou du temps réglementaire de sortie, le contrevenant est resté dans l’esprit de la loi, puisque son comportement ne présentait de fait aucun risque pour lui ni pour d’autres. Qu’au tribunal certains de ceux qui auront à juger : les jurés, ne soient pas des hommes de loi, signifie que la loi elle-même veut être (dans une certaine mesure) tenue à distance. La jurisprudence offre aux juridictions un enrichissement de la loi par l’expérience d’une multitude de cas.

Par exemple, un vol est un vol, mais la faim, la pauvreté, ou l’insolence du luxe étalé peuvent conduire le tribunal à se prononcer dans un sens plus indulgent. Une indulgence dont le tribunal s’est révélé incapable dans le cas de Jean Valjean. Bien qu’elle soit absente du code pénal, qui ne la mentionne nulle part, c’est ce que signifie la notion de circonstances atténuantes.

 

® P. Dupouey