Extrait de la Chronique de la grande mortalité par un anonyme

 

    En l’an de grâce de Notre Seigneur, deux mille dix-huit, le royaume de France fut le théâtre de grandes tribulations qui en présageaient d’autres bien pire encore. L’insolence des Grands et l’avarice des riches affligeaient tant le peuple que, en bien des provinces de Francie, s’élevèrent des émotions et des révoltes de toutes sortes telles que l’ordre du monde en fut ébranlé. À l’approche de la venue de l’Antéchrist, nuls hommes, femmes et enfants n’écoutant ni les ordres de leurs seigneurs, ni les objurgations de la Sainte Église, des insensés, poussés par le démon, se rassemblèrent au cœur de l’hiver parmi les villes et les campagnes à la grande honte des gens de bonne conversation. Ces misérables portaient sur leur jaque un surcot de couleur jaune qui semblait être leur signe de ralliement. Par-deçà et par-delà, ils se mirent à bloquer les routes et à s’attaquer aux châteaux, qu’on appelle dans ces contrées, du nom de préfecture, pillant les boutiques des riches marchands et boutant le feu aux chariots et charrettes. Leur violence était telle que nul n’osait la réfréner et les bourgeois se tenaient piteusement à l’abri dans leurs demeures. Dans leur grande folie, ces possédés allèrent jusqu’à s’attaquer au palais du roi en la ville de Paris. Car « l’homme orgueilleux sera humilité. Et le hautain sera abaissé ». Isaïe, 2, 17.  Qui saurait relater la témérité de ces scélérats, voués à l’enfer !
     Hélas, ces malheureux avaient quelques raisons de gémir sous le joug des puissants. Car, jamais on n’avait vu dans tous les royaumes de la terre autant d’oppresseurs du peuple, de tyrans assoiffés d’or et d’agent, adorateurs de Mamnon, toujours insatiables, oublieux du sort réservé à Satan, le premier des orgueilleux : « Mais lorsque son cœur s’éleva et que son esprit s’endurcit, il fut précipité de son trône royal et dépouillé de sa gloire. ». Daniel, 5, 20. Refusant d’écouter ces sages paroles, le jeune roi de France, qui n’était pas le moins avide d’entre eux, voulut accabler son peuple en lui imposant une nouvelle taille qui fut la cause de toutes ces émotions populaires. Mais, mal lui en prit quand il fut assiégé dans son château et ne dut sa sauveté qu’à l’aide de la compagnie de ses cruels chevaliers, armés de casques et de boucliers.
Tandis que ses sujets se divisaient sous l’instigation du démon, les gens sages, retirés dans leurs maisons, méditaient sur les temps à venir, car « Ils sèment le vent et ils récolteront la tempête » Osée, 8, 7.
Bientôt, la colère de Dieu s’abattit sur les impies et ne tarda pas à punir ces âmes égarées. Le monde tout entier fut dévasté par une multitude de calamités. Tandis que les rebelles mettaient le feu aux villes et aux châteaux, dans les campagnes, les loups descendaient de la montagne pour massacrer les troupeaux. On vit dans le pays des Normands, chose nouvelle, les glaciers laisser la place aux sécheresses et les volcans de l’île de Thulé lancer des pierres de feu, tandis qu’en Afrique, au pays des Mahométans, des pluies de sauterelles s’attaquaient aux récoltes, ne laissant à leurs habitants qu’une paille immangeable. Et tous, frappés par la conjonction de ces malheurs, redoutaient en leur cœur la fin du monde.

 

     Impuissants, les rois et les empereurs s’interrogeaient sur l’avenir de leurs états et adressaient des questions pressantes aux astrologues, géographes et météorologues, qui se firent prophètes de malheurs en et prédisant des tourments bien pire encore et accablèrent aussi bien les puissants que les petits. Chacun vivait dans la crainte et nul ne songeait plus qu’à ses seuls intérêts, oubliant de faire pénitence pour tous leurs péchés.
Alors apparut une pucelle, venue du royaume de Suède, qui prêchait la repentance et le jeûne, proclamant la venue prochaine de l’Apocalypse à un peuple crédule et désespéré. Certains, comme l’empereur Trump, premier de ce nom, la traitèrent de sorcière et voulurent la faire brûler en place publique, tandis que les femmes et les jouvenceaux, dont la sottise est bien connue des hommes sensés, se firent ses disciples et propagèrent dans le monde entier toutes sortes d’hérésies.
      Quand vint l’été, le peuple, affamé et assoiffé, s’enfuit à la campagne pour échapper à une canicule digne des enfers, abandonnant pauvres et vieillards à leur triste sort. Mais bientôt, le vent, la pluie et les inondations s’abattirent sur le royaume de France pendant tout l’automne et l’hiver qui s’ensuivit, ruinant les récoltes.
Au printemps de l’an de grâce mil dix-neuf de l’Incarnation, l’espoir revint parmi les populations. Mus par les souffrances de leurs peuples et redoutant le jugement de Dieu, les puissants vinrent à résipiscence et se rappelèrent enfin leur devoir de charité envers leurs sujets. Dans sa grande largesse, le roi de France accepta d’abolir la taille honnie qui lui avait valu bien des mésaventures et prodigua aux pauvres la charité d’un souverain très chrétien.
Cependant, il faut croire que cette pénitence tardive ne suffit pas à apaiser la colère divine car Dieu envoya aux clercs et aux habitants de la cité de Paris un terrible présage dont la notice se répandit dans tout l’univers.
Le vingt-sixième jour du mois d’avril de l’an de Notre-Seigneur mille dix-neuf, jour de la fête de saint Benoît, père des moines, après l’office de complies, le feu se mit dans l’église Notre-Dame de Paris. Tandis que le soleil disparaissait sur son orbe autour de la terre pour laisser place à la nuit, des flammes s’échappèrent de la charpente de la nef, que d’aucuns appellent la forêt, pour la grandeur sublime de sa ferme de bois. Les Parisiens avaient déjà clos leurs boutiques et les bonnes gens s’apprêtaient à trouver la paix dans leur sommeil tandis que les vagabonds et les oisifs se répandaient dans les tavernes du Quartier Latin, tout à coup, des clameurs s’élevèrent parmi les clercs et les chanoines du cloître de la cathédrale et les cloches des deux grandes tours de la façade se mirent à sonner le glas. De quelques flammèches, le feu était devenu un brasier si intense qu’il éclairait cette douce nuit printanière d’une lueur rougeoyante.
Sursautant dans leurs lits, les bourgeois de Paris, connus de tous parmi les nations pour leur curiosité, se jetèrent dans les rues en chemise, et s’assemblèrent sur le parvis car chez ces pécheurs « l’œil ne se rassasie pas de voir et l’oreille ne se lasse pas d’entendre. Ecclésiaste, 1, 8. Ébaubis, ils assistaient impuissants au spectacle démoniaque de leur église dévastée quand, tout à coup, la charpente tout entière s’effondra dans un grand fracas dans la nef. Aux cris d’effroi, succéda alors un silence mortel. Parmi les badauds, certains pleuraient piteusement et d’autres se mettaient à chanter les psaumes de la pénitence afin d’implorer la miséricorde du Tout Puissant. Mais la colère de Dieu ne fut point apaisée et le brasier avait envahi toute la grande église. Dans la noirceur de la nuit, les flammes déchiraient le ciel pour rappeler aux insensés les châtiments qui les attendaient dans l’autre monde.
     Au matin, quand la lumière céleste se leva pour éclairer ce désastre ; de la belle cathédrale édifiée par le bienheureux Maurice de Sully, de sainte mémoire, il ne restait plus qu’une carcasse de pierre noircie. Une fumée âcre se répandait sur toute l’Ile-de-la-Cité, obscurcissant le ciel. Mais, peu nombreux étaient ceux qui se tournaient en eux-mêmes pour examiner leurs péchés. Au lieu d’interpréter ce funeste présage et de faire pénitence, les Parisiens se mirent à s’accuser les uns et les autres, se traitant d’incendiaires, sans trouver à qui faire peser la coulpe. Car Dieu rend aveugle ceux qu’il veut perdre !
Car chacun sait aujourd’hui que le temple de Dieu était depuis trop longtemps profané par les mœurs honteuses de ses clercs sodomites, qui osaient pratiquer dans le cloître le vice contre nature avec des enfants. Comment ne pas voir en ce châtiment le même que celui envoyé jadis par le Créateur sur les cités maudites de Sodome et de Gomorrhe ? Ajoutant à leurs mœurs démoniaques, ces impies se vautrèrent alors dans la simonie, vendant des messes et des sacrements, sous le prétexte fallacieux de reconstruire leur église en quelques années. Ô, vanité des vanités. Il n’en fallait pas plus pour que les Grands et les tyrans se précipitèrent pour racheter à prix d’argent leurs crimes en offrant aux clercs les plus corrompus l’or et l’argent qu’ils avaient entassé dans leurs coffres.
Cependant, les sages parmi les sages surent interpréter la parole du Seigneur et se mirent à fuir la luxure et l’arrogance des Parisiens pour le désert des forêts, des alpages et des îles de la mer afin d’y goûter une retraite salutaire au plein cœur de l’été.


     Quand vint l’automne, tous espéraient en la bienveillance divine, mais le dérèglement de l’air et des vents atteint des dimensions jamais égalées de mémoire d’anciens. Les rois et les princes de ce monde ne parvenaient pas à s’entendre pour mettre un terme à ses calamités. Tandis que le peuple se désolait, ils s’agitaient en de vaines querelles, ne prenant aucun soin de leurs sujets. Guettant le ciel, les astronomes se lamentaient car ils ne trouvaient ni chez Ptolémée, ni chez Aristote, source de toute science, un remède à tous ces bouleversements. Pendant ce temps, les abeilles mourraient par milliers d’un mal inconnu, les champs étaient trop arides ou inondés, les montagnes grondaient et la mer et le vent se déchaînaient.
La faim, mauvaise conseillère, poussait le peuple à se soulever. Des compagnons refusaient de travailler pour des salaires de misère tandis que d’autres s’attaquaient aux charrettes afin de s’emparer de leurs denrées. Il se trouva alors un homme, venu d’Ibérie, brun de peau et de poil, qui, dans sa vanité, se mit à vitupérer contre le roi de France qui s’était retranché dans son palais. Dans sa folie, il se prenait pour le seigneur des pauvres et menaçait les nobles et les riches bourgeois de les déposséder de leur or pour le distribuer à parts égales entre ses sectateurs. Nul ne pouvait lui faire entendre raison, ni le roi, ni ses sages conseillers, et chaque jour, ces troupes semblaient de plus en plus menaçantes.
     

     Cependant, peu à peu, l’hiver approchant, les sots et les vagabonds l’abandonnèrent pour se réchauffer auprès du foyer de leurs modestes demeures. Quand vint la fête de l’Incarnation de Notre-Seigneur, parmi les chants et les lumières, éclairant la nuit sombre, chacun se prit à rêver aux jours futurs, oublieux de tous les terribles présages que Dieu avait envoyé à ses brebis égarées.
Peu après la fête des rois de l’an mil vingt de Notre-Seigneur, tandis que chacun célébrait l’Épiphanie, des voyageurs revenus du pays du Grand Khan, dont la terre est si lointaine qu’ils sont rares les égarés qui osent s’y aventurer, à l’exception des marchands lombards, poussés par leur ancestrale avarice ou des missionnaires qui espèrent convertir ces païens, apportèrent la nouvelle d’un mal mystérieux qui sévissait à Cambaluc. Ils racontaient à qui voulait bien l’entendre qu’une peste mystérieuse frappait les populations par centaines. La rumeur disait que l’épidémie avait pris dans la ville de Wuhan, célèbre pour son marché où se vend toutes sortes de denrées alimentaires que nul chrétien n’oserait manger. Ces barbares ont coutume de tuer toutes les bêtes, domestiquées ou sauvages, et aucun ver, insecte ou oiseau n’échappait à leur goinfrerie. Ces impies raffolent des chairs les plus repoussantes et allaient même jusqu’à manger des chauves-souris, animaux démoniaques, qu’ils se partageaient au cours de leurs sacrifices païens Et c’est ainsi qu’ils furent empoisonnés et moururent par milliers, juste châtiment divin pour rappeler à ces malheureux quel est le vrai Dieu.
Quand ils revinrent en Occident, les marchands qui racontaient ces tribulations, ne rencontrèrent que le mépris et le sarcasme. Dans les tavernes et les auberges, chacun se gaussait de ce pays et des coutumes de ses habitants. Était-il possible que des humains puissent avaler des nourritures aussi immondes ? Tous étaient partagés entre l’effroi et le dégoût. À quoi bon se soucier de ces races étranges et inconnues. Quand les voyageurs mettaient en garde leurs compagnons, ceux-ci haussaient les épaules et reprenaient leur dur labeur. Les prélats et les patriciens étaient toujours aussi friands des soieries venues de Cambaluc, amenés par les Lombards du pays du Grand Khan, jusques aux ports de l’Italie, pour y être vendus dans toute la Chrétienté.
Malheur s’en suivit car, quelques temps après le retour des Lombards, un marchand italien qui s’était aventuré dans le royaume de France fut pris d’un mal étrange, inconnu de tous les médecins et astrologues, si bien qu’il mourut à l’hôtel-Dieu, et personne n’en parla plus.


     Au début du Carême, entre la rigueur de l’hiver et l’espérance des temps nouveaux, une secte d’hérétiques se réunit sécrètement en Germanie, dans la ville de Mulhouse, dans la province que d’aucuns appellent l’Alsace. Ces malheureux qui ne se vouaient qu’à l’Évangile, oubliant les injonctions des Pères de l’Église et l’autorité du Saint Pontife, se répandaient dans tout le royaume comme une peste dangereuse. Leurs chefs firent venir de toutes les contrées du royaume, et même d’une île qui s’appelle la Corse qui appartient à la république de Gênes, tous leurs adhérents afin de célébrer leurs cultes mystérieux. Les adeptes étaient si nombreux que hommes, femmes et enfants s’entassaient en un lieu misérable, chantant et psalmodiant dans une promiscuité que la morale réprouve. Puis, ayant mis fin à leurs sottises, ils revinrent chez eux pour continuer leurs crimes contre la religion apostolique et répandirent le mal venu d’Orient.
C’est alors que, quelques temps plus tard, une étrange maladie se répandit en Alsace dont le peuple fut bien ébaubi et effrayé. Certains disaient que c’était par la faute des hérétiques que les bons chrétiens devenaient malades, accusant les sectateurs d’avoir empoisonné les puits et les rivières. Mais les gens sages n’ajoutaient pas foi à de telles accusations car les hérétiques furent les premiers à succomber à ce mal. Peu de temps après, les pèlerins qui revenaient de Rome firent le récit d’une terrible maladie qui ravageait la province des Lombards. C’est alors que le roi de France et ses conseillers se rappelèrent les récits des marchands italiens auxquels ils n’avaient pas prêté attention quand il en était encore temps. Le roi ordonna alors que nul étranger n’entra dans son royaume afin d’empêcher que ce mal terrible ne se répandit parmi ses sujets.
     Mais hélas, l’épidémie s’était déjà répandue parmi toutes les villes et les provinces du royaume de France. Cette pestilence invisible et inodore prenait les gens au nez et à la bouche. Les malheureux, qui en étaient infligés, se mettaient à moucher continuellement, mais n’y prenaient guère car c’est chose bien courant à la fin de l’hiver que de rendre l’eau par le nez. Mais peu de temps après, ils se mettaient à tousser sans cesse et leur corps était agité par une forte fièvre qui les clouait au lit, le front brûlant, la tête dolente, et le corps affligé de frissons et de courbatures. Les herbes et les mixtures que l’on avait coutume de donner aux malades atteints de maux semblables ne faisaient aucun effet sur ces malheureux. Certains demeuraient ainsi quelques jours ou quelques semaines avant de reprendre leur labeur quotidien, ils étaient les plus nombreux. Mais d’autres s’affaiblissaient tellement par l’effet de cette toux diabolique qui ne s’arrêtait jamais qu’au bout de quelques temps, ils étaient aussi maigres qu’un pendu et ne tardaient pas à rendre leur âme à Dieu ou au diable. Quand la peste était entrée dans une maison ou un palais, rien ne l’arrêtait. Pères, mères, filles et garçons, tous la prenaient tour à tour ; certains pour en guérir et d’autres pour en périr selon un jugement que seul le Créateur décidait dans sa grande sagesse. Aussi, le mari abandonnait sa femme, la femme ses enfants pour se jeter sur les routes en fuyant les villes, croyant que l’air de la campagne ou de la mer leur redonnerait la santé. Hélas, ces insensés ne firent qu’emporter la peste avec eux et des contrées saines devinrent alors aussi infectées que les autres.
     Pendant ce temps-là, la peste sévissait grandement en Alsace et bientôt à Paris où demeurait le roi. Les hospices et les hôtel-Dieu étaient envahis par les malades ; les sœurs et frères hospitaliers ne savaient plus où donner de leur personne et tombaient à leur tour sous le coup de l’infection qui s’était emparée désormais de tout le royaume. Chaque jour voyait s’accumuler les cadavres des malades, sans qu’aucun prêtre n’osa s’approcher d’eux pour leur prodiguer les derniers sacrements et les fossoyeurs refusaient de les ensevelir en terre sainte, tant la peur de cette peste était grande. Et ceux qui osaient par courage ou par inconscience venir au secours des mourants ou des morts étaient eux-mêmes rapidement réduits à leur triste sort. Le glas ne sonnait plus que pour quelques cortèges funéraires vidés des parents et des amis de l’enterré. Les églises étaient désertées et furent bientôt closes sur l’ordre du roi pour éviter la pestilence. Toutes processions ou cortèges étaient abolis.
     Tout d’abord éperdus sous le joug de ce fléau envoyé par Dieu, le roi se désolait dans son palais, sans savoir comment porter remède à ce mal inconnu. Ses conseillers étaient aussi impuissants que lui et incapables de lui prodiguer de précieux avis, car leur opinion changeait chaque jour comme girouette au vent mauvais. Leur incapacité n’avait rien amoindri de leur arrogance et tous se déchiraient en opinions diverses qui ne faisaient qu’ajouter à la confusion. Finalement, le prévôt de Paris, qui régnait sur les sergents du roi, s’agenouilla devant lui, et lui fit entendre qu’il fallait agir au plus vite.
Les messagers venus de Lombardie apportaient chaque jour des nouvelles effrayantes d’Outremont car les Lombards, qui avaient été punis les premiers de leurs péchés, mourraient par milliers dans les rues de Milan et de Plaisance. Afin d’empêcher la mortalité de se répandre dans toute la péninsule, les consuls de ces villes avaient ordonné à leurs habitants de rester chez eux, abandonnant leurs habitudes de lucre et de luxure, pour se retirer de la vie mondaine et se confiner comme le fait le reclus ou la recluse dans son reclusoir. Les porteurs de missives insistaient auprès de Notre Sire afin qu’il suive ces sages conseils, mais le roi hésitait à enfermer ses sujets, si prompts à la révolte, dans leur maison où ils pourraient tramer entre eux toute sortes de complots. Cependant, l’insistante parole du prévôt de Paris finit par l’emporter car les médecins et les astrologues qui avaient eux-aussi envoyé des messagers en Lombardie, avaient reçu entre temps les conclusions des maîtres et docteurs des universités de Bologne et de Padoue, qui imploraient leurs confrères de protéger les sujets du roi de France avant qu’il ne soit trop tard, car pour eux, les portes de l’enfer s’étaient ouvertes. Aussi le roi s’en remit à leurs sages conseils et le prévôt fit crier par tout le royaume de se cloîtrer chez soi sur ordre du roi et, sous peine d’amende profitable.
Mais quelques riches oisifs, qui possédaient un palais ou une demeure à la campagne, se mirent aussitôt à fuir Paris et firent venir chevaux et charrettes pour emporter leurs trésors dans les campagnes, bravant l’ordonnance du roi et au grand mépris des pauvres paysans qu’ils finirent par infester en leur amenant la contagion. Ces insouciants n’en avaient cure et menaient dans leur confortables abris une existence oisive, source de tous les péchés. Certains avaient amené avec eux jongleurs et ménestrels pour les divertir. D’autres s’abîmaient dans la goinfrerie et l’ivrognerie, et à bien des vices dont la morale m’interdit de parler. Les plus sages restèrent chez eux à méditer sur la vanité de ce monde, tout en se préservant de la foule, afin de résister à la tentation de la fuite.
     Certains en appelaient à Dieu et d’autres avaient foi en les médecins et les astronomes, mais ces vénérables savants se montraient bien incapables. Jamais de mémoire d’homme, personne n’avait connu une telle peste et personne n’en connaissait le remède. Les uns disaient qu’elle venait de l’impureté de l’air et préconisaient des fumigations d’herbes odorantes, mais bientôt, ils furent convaincus de l’inefficacité de ce remède. D’autres recommandaient de s’éloigner de toute présence humaine et de garder la chambre en attendant la belle saison d’été qui viendrait à coup sûr chasser ces miasmes mortifères. Mais l’été était encore lointain et le peuple s’impatientait. Les professeurs de l’université de Paris, consultés par le roi et ses conseillers, se vantaient d’avoir découvert un jour des médecines miraculeuses, qu’ils condamnaient le lendemain, comme obsolètes. Chacun plaidait sa cause après du roi qui ne savait plus à quel saint se vouer. Comme les processions étaient interdites ainsi que les sanctuaires, les chrétiens ne pouvaient plus se placer en la sauvegarde des saintes reliques et bénéficier de leurs pouvoirs miraculeux. Oublieux de soigner les malades, on vit bientôt les médecins se déchirer entre eux en de stupides querelles. Les partisans d’Hippocrate et ceux de Galien s’invectivaient en public. L’université de Paris et celle de Montpellier se lançaient des anathèmes tandis que l’épidémie se propageait dans tout l’Occident et faisait la richesse des charlatans, vendeurs d’onguents et de médecines qui, s’ils ne tuaient pas les crédules qui les achetaient à prix d’or, ne les guérissait pas.
     En Provence, dans la cité de Marseille, propice aux pestes en raison de son commerce avec les pays de Barbarie, fort sujets aux épidémies de toute nature, un mage de grande renommée, vieillard sacré aux longs cheveux et à la barbe blanche, semblable au savant Merlin de glorieuse mémoire, se mit à proclamer par tout le royaume qu’il avait découvert une potion capable de soigner les pestiférés et de mettre fin à la terrible mortalité. Dans leur grande frayeur, les Provençaux accoururent vers lui, formant une longue procession devant l’hôpital dont il était le maître, l’implorant de leur dispenser ce remède miraculeux. Ses admirateurs se pressaient jour et nuit pour le vénérer tandis que le bon mage, malgré son grand âge, ne ménageait pas ses efforts.
Jaloux de son succès, les maîtres ès médecine de l’université de Paris voulurent l’empêcher de pratiquer sa charitable action et le calomniaient de la plus vilaine façon. Mais il ne répondait pas à leurs paroles venimeuses et se contentait de soigner le peuple marseillais et de conseiller à tous de prendre sa médecine. Autant clamer dans le désert, car les maîtres parisiens, qui s’imaginent qu’il n’y a de science que dans leur orgueilleuse cité, vouée au diable, voulurent à tout prix de l’empêcher de parler au roi et à ses conseillers, mais le souverain se rendit à Marseille et fut convaincu de sa sagesse. Cependant, le roi n’osait point contredire l’université. Aussi le peuple de France était troublé et ne savait plus qui croire. Ainsi au mal du corps vint s’ajouter le trouble des esprits.

 

     Tandis que le royaume de France s’interrogeait, la Lombardie sombrait dans la terreur. La mortalité y était effrayante et chacun se terrait chez lui tant la contagion était dangereuse. Puis, ce fut le tour des royaumes d’Aragon et de Castille, peuples malheureux aux rois trop impuissants pour se porter aux secours de leurs sujets. Les plus sages des Français comprirent bientôt que la tourmente qui s’abattait sur les peuples voisins ne tarderait point à en faire autant sur leur pays. Les ambassadeurs du roi, revenus de ces contrées, racontaient des scènes apocalyptiques et préconisaient toutes sortes de précautions, déjà adoptées par elles. Ces paroles de vérité ne furent guère entendues par les puissants ; seule l’impératrice de Germanie y ajouta foi et fit crier, dans tout l’empire, bulles et ordonnances afin que ses sujets se préparent à la sinistre invasion. Et de fait, les Allemands furent beaucoup moins touchés par la contagion. Le favori de la vieille reine d’Angleterre, un homme aussi perfide qu’insouciant, clamait à corps et à cris que cette vilaine peste ne franchirait pas la Manche. Mais Dieu sait châtier l’arrogance de ce peuple démoniaque, si bien que le favori fut parmi les premiers à tomber malade, dont il guéri alors que tant de bonnes gens de ce pays périrent par sa faute !
Les médecins lombards avaient remarqué que tous les humains ne succombaient pas de la même façon. La colère de Dieu s’abattait sur les uns et ménageaient les autres. Les hommes mourraient plus que les femmes, et les enfants n’étaient guère touchés par la peste, car leur âme innocente les protégeait de l’infection : « Laissez les enfants venir à moi, ne les empêchez pas, car le royaume de Dieu est à ceux qui leur ressemblent. Amen, je vous le dis : celui qui n’accueille pas le royaume de Dieu à la manière d’un enfant n’y entrera pas. » (Marc, 10, 13-16). Mais pourquoi Notre Seigneur protégeait-il les filles d’Ève plus que les fils d’Adam, ce sexe faible et induit à la tentation, nul ne le comprit, bien que certains disaient qu’elles s’étaient vouées au diable et se protégeaient par des sacrilèges.
Au contraire, les vieillards, usés et accablés d’autres maux, offraient une proie facile à cette peste inédite et mourraient par milliers. Cependant, l’ange de la mort ne faisait aucune distinction entre les grands et les pauvres, à l’exception des hérétiques d’Alsace, des nobles et des bourgeois, châtiés pour avoir pratiqué le péché de gourmandise et d’ivrognerie. Et par une ruse du démon, avant de les envoyer au tombeau, la maladie les privait de l’odorat et du goût par lesquels ils avaient péché. Juste châtiment pour ce vice si répandu parmi les humains, et plus particulièrement dans le royaume de France, comme s’en désolent les autres nations chrétiennes qui se plaisent à citer le proverbe biblique (23,2021): « Ne figure pas parmi les buveurs de vin, parmi ceux qui font excès de viande, car l’ivrogne et celui qui se livre à des excès s’appauvrissent, et la somnolence fait porter des haillons. »
     Finalement, les injonctions des maîtres de l’université de médecine de Paris convainquirent le le roi de France de promulguer une ordonnance pour mettre fin à la contagion, mais bien trop tard, et sans pouvoir sauver une grande partie de ses sujets, tandis que les médecins se résolurent à mettre fin à leurs querelles pour se porter auprès des malades. Comme en temps de peste, ils se mirent à porter l’un de ses masques au nez pointu qui protège de la contagion. Mais il n’y en avait pas assez pour le peuple et le prévôt les réservait à ses sergents et ses gens d’armes, provoquant la colère des pauvres gens qui se sentaient abandonnés. Pour se protéger de ce mal mystérieux, les malades et les gens sains ne disposaient que d’un maigre bâillon à placer sur leur nez et sur leur bouche. Aussitôt, le moindre bout de toile devint un véritable trésor que chacun s’arrachait à prix d’or et la moindre guenille devenait une fois encore le privilège des riches.
     Redoutant les émotions populaires encore plus que l’épidémie, le roi de France se résolut à proclamer le Grand Confinement. Chacun devait s’enfermer de jour comme de nuit dans sa demeure et n’en sortir à aucun prix, sous peine d’une amende. Riches et pauvres se mirent alors à vivre comme des moines, cloîtrés entre quatre murs, tandis que les maisons des pestiférés étaient abandonnées. Les Parisiens avaient grande pitié de ne plus pouvoir hanter les tavernes des halles de la rive droite ou celles du Quartier latin. Il était aussi prohibé de fréquenter les auberges qui étaient vides car nul aubain ni forain ne devait résider dans tout le royaume. Il fut aussi interdit de quitter ville et village pour des cieux meilleurs. Afin de ne pas mourir de faim et de soif, les habitants avaient permission de se rendre aux puits et aux halles, mais toutes les autres boutiques devaient être fermées par ordonnance royale.
     C’est alors que l’on vit, chose incroyable, les rues de Paris se vider et tous les bruits de la rue firent silence comme à l’approche d’une armée d’assiégeants, Mais, O douleur, le cruel ennemi qui s’apprêtait à l’envahir demeurait invisible. Désormais, chacun avait peur de son ombre et ne faisait plus crédit à personne. Les parents craignaient leurs enfants et les enfants redoutaient père et mère. Les jeunes abandonnaient les aïeux, les hommes leurs épouses et quand une pauvre âme s’aventurait dans la rue en quête de sa pitance, celui qui la croisait, s’écartait violemment de ce fantôme. Ces jours de pénitence étaient un dur carême pour les malheureux qui, penchés à leur fenêtre, écoutaient chaque jour les crieurs de rues égrener au soir la longue litanie des noms des malades morts de la veille. L’ennui et le dégoût ne l’emportaient pourtant pas sur la peur, une terreur extrême qui les hantaient jour et nuit. Mais après quelques temps, la stupeur de cette vie inconnue et pratiquement réduite au néant, fit place aux réactions les plus contrastées. Des âmes courageuses refusèrent de se soumettre à l’ennemi qui les attaquaient et se vouèrent au soin des malades et des vieillards abandonnés dans leurs hospices. Ce que voyant, ceux qui les regardaient partir chaque matin au combat, se mirent à les applaudir et à chanter leur louange chaque soir à la tombée du soleil. D’autres s’affairaient à confectionner les précieux masques qu’ils distribuaient à chacun, sans aucun esprit de lucre. Bénis soient ses braves gens que le Seigneur saura récompenser. D’autres utilisaient leur art pour consoler les malheureux par leurs chansons et leurs tours de jongleurs. Les voisins se prêtaient aide et attention oubliant leur méfiance naturelle.
Le roi de France, qui craignait la révolte et se confinait dans son palais, reprit alors courage et finit par se porter, enfin, au secours de son peuple. Les grands et les riches, confondus par la détresse du peuple, vinrent aussi à résipiscence. Ceux qui étaient des loups se firent agneaux et abreuvèrent les petits de mille promesses. Pour le bien de leurs âme noircies par d’innombrables péchés, ils puisèrent dans leurs bourses l’or et l’argent qu’ils avaient accumulés depuis des années. Et l’on vit, chose merveilleuse, l’impératrice de Germanie ouvrir ses coffres à tout venant et le roi de France promettre de l’argent qu’il n’avait pas à telle ou telle corporation, en attendant que la tempête s’apaise. Mais le métal précieux ne suffisait plus à apaiser la colère de ses sujets, frappés par l’incurie qui régnait au sein du palais.
     Enfermés dans leurs modestes demeures, les ouvriers de bras et les compagnons étaient condamnés à une longue inaction qui les condamnés indéfectiblement à la misère. Leurs maigres trésors fondaient comme neige au soleil en ce printemps radieux. Seuls les paysans s’activaient dans les champs, loin des miasmes de la ville. Mais les autres travailleurs n’avaient pas cette chance ; tous craignaient autant l’avenir que le présent, car ils ne pourraient échapper à un terrible dilemme : rester chez eux pour y mourir de faim ou se risquer au dehors pour y succomber à la peste. Tel était le jeu cruel auquel Dieu, dans son courroux, infligeait à ses créatures. « Ils périssent par le souffle de Dieu. Ils sont consumés par le vent de sa colère. » Job, 4-9.
La belle saison était si belle, comme depuis longtemps on n’en avait jamais vu, mais personne n’en profitait car il était trop périlleux de sortir de sa maison par peur de l’épidémie et des sergents du roi qui n’avait qu’une hâte, celle d’infliger une amende extraordinaire. Avril touchait à sa fin dans une solitude pesante, quand le roi fit savoir à ses sujets qu’il méditait sur la question de mettre une fin à leur calvaire. Dieu en avait-il fini de nous punir ? Les astrologues prédisaient une meilleure conjonction des planètes, car un air purifié s’engouffrait dans les rues désertes. Et, en vérité, la pestilence semblait se lasser de pointer ses flèches empoisonnées sur les hommes et les femmes du royaume de France.
     Comme réveillés d’un songe, tous reprenaient espoir et se demandaient à quelle date, on mettrait fin à leur supplice. Finalement, le souverain fit crier par les rues et les places, la date du déconfinement, qui avait été choisie après moultes considérations. Ce serait le lundi 11 mai, fête de la bienheureuse, vierge et martyre, Estelle, qui répandait sa sainte lumière sur les cœurs enténébrés. Les dévots lui adressèrent des prières ferventes et les femmes lui tressèrent des couronnes de fleurs de lys blancs.
Mais, bientôt, s’élevèrent des noises parmi le peuple de France, si prompt à la querelle. Les uns s’interrogeaient sur le choix d’une telle, date. Le roi avait-il reçu un message de Dieu ou bien étaient-ce ses médecins qui la lui avaient conseillée ? Les pleutres disaient qu’elle était trop précoce et qu’ils préféraient se cloîtrer dans leur demeure car le danger des miasmes n’était pas encore dissipé. Les autres, plus hardis, se prirent à rêver d’un futur souriant, se promettant maintes ripailles à la taverne.

 

Sophie BROUQUET