Un peu de philosophie…

 


       Une soirée chez Alcidamas

Philémon - Salut, maître Protagoras ! Ta renommée me rendait insupportable une longue attente. Enfin je te rencontre !
Protagoras - Tes paroles me sont très agréables et, pour me faire pardonner l’impatience dont je suis la cause, je me vois obligé de te dire que, si je voulais répondre aux invitations que m’adressent les cités grecques de notre Méditerranée, je devrais demander aux dieux – s’ils existent – de m’accorder des décennies supplémentaires. Mais ils n’oseraient pas exaucer ma prière, de peur qu’ensuite je ne leur demande l’immortalité, un privilège dont ils sont jaloux. Mais à qui ai-je l’honneur de parler ?
Philémon - Je m’appelle Philémon, je suis le fils de Xénoclès, lui-même descendant d’une riche famille d’armateurs massaliotes.
Protagoras - Ta fortune t’incite donc à vouloir prendre auprès de moi, pendant mon séjour à Massalia, des cours de rhétorique ?
Philémon - Non, cher Protagoras, car je n’ai pas d’ambition politique. Mon ami Alcidamas, armateur lui aussi, qui t’offre l’hospitalité, m’a dit que tu étais chez lui et m’a proposé de venir converser un moment avec toi. Parmi les nombreux ouvrages de toi que j’ai lus, et qui m’ont beaucoup appris, il en est un, La vérité, qui m’a retenu plus particulièrement, à cause d’une phrase que les professeurs de nos écoles massaliotes commentent souvent, mais avec un inégal bonheur, à mon sens du moins.
Protagoras - Et laquelle, mon bon ami ?
Philémon - « De toutes les choses la mesure [métron] est l’homme, de celles qui sont, pour ce qu’elles sont, et de celles qui ne sont pas, pour ce qu’elles ne sont pas. » Je la sais par coeur, tellement elle a occupé mon esprit.
Protagoras - Ah ! Je m’en doutais ! Partout où je passe, on me la sert, mais rares sont ceux qui l’ont bien comprise. Je suis donc curieux de connaître ton interprétation.
Philémon - Je vais te la donner franchement et sans hésiter. Avec ta permission, j’aimerais te dire d’abord les interprétations qui me paraissent inexactes.

Protagoras - Vas-y, mon brave Philémon. Moi, je t’écouterai avec bienveillance, car tu me sembles avoir l’esprit délié.
Philémon - Voici la première interprétation, celle de Platon, que je rejette : « Telles tour à tour les choses m’apparaissent, telles elles sont pour moi, et telles elles t’apparaissent, telles elles sont aussi pour toi. Or, homme tu es, et moi aussi. » Partant d’Héraclite qui, sensible aux apparences perpétuellement changeantes de la réalité, a établi sa théorie du mobilisme universel, tu prêcherais ainsi un relativisme absolu en ramenant tout à la seule sensation et, du coup, n’existent ni science ni vérité. Et voilà ce que te reproche l’Athénien Platon.
Protagoras - Eh oui, je le sais, il ne peut souffrir ma formulation de l’Homme-Mesure et la combat dans tous les dialogues qu’il a jusqu’à présent publiés. Mais cet écrivain génial se plaît à ridiculiser ses adversaires : jouant au naïf, il feint de réduire ma formule à cet aspect négatif. Je comprends sa réaction : ce que j’ai écrit là choque cet homme épris de vérité absolue. Quelles sont les autres interprétations que tu rejettes ?
Philémon - Le disciple le plus savant et le plus intelligent de Platon, Aristote de Stagire, estime, lui, que ta formule est à la fois banale et inexacte. Les sciences et les sensations sont les véritables mesures, pas nous, les hommes, dit-il.
Protagoras - Et que réponds-tu au savant Aristote ?

Philémon -- Je lui réponds : certes, ce sont les mesures scientifiques et les sensations à la base de celles-ci qui nous font connaître les réalités matérielles, mais qui a créé ces mesures sinon l’homme ? On a donc le droit de dire que l’homme est la mesure de toutes choses.
Protagoras - Bravo, Philémon le Massaliote, tu sais trouver l’argument qui renverse le Stagirite. On dirait que tu as étudié mon traité Les discours terrassants. Tu mérites que nous allions plus loin.
Philémon - Puisque tu m’y encourages, sachant que je n’ai pas épuisé la liste des erreurs d’interprétation de ta phrase, je poursuis. Voici le raisonnement de certains philosophes. Une mesure est ce à quoi on se réfère, par exemple je me réfère à la longueur définie par le stade pour connaître la distance de Massalia à Nikaia. Une mesure est donc, comme ils disent, une « unité référentielle ». Alors, comment l’homme peut-il être « unité référentielle » ? Pas par lui-même individuellement, car si chaque individu décide du vrai et du faux, il n’y a plus ni vérité ni erreur et donc la formule de Protagoras ne s’impose pas comme vérité, elle n’a aucune valeur, elle est vide. Pas en tant que nature non plus, puisque Protagoras lui-même a dit que l’homme est un oubli de la nature, autrement dit que la nature, après avoir doté tous les êtres vivants, a oublié de le doter de quelque chose. Reste une seule possibilité d’unité référentielle, cette fabrication humaine qu’est la convention.

Convention implique accord entre les gens ; en effet, c’est bien par convention de langage que nous donnons le nom d’Eurotas au fleuve qui arrose la plaine de Sparte, flux perpétuellement changeant auquel nous convenons par ce nom de donner une stabilité qu’il n’a pas. C’est par convention de langage que nous disons : ceci est eau, cela est vapeur, cela est glace, en attribuant une fausse stabilité à des réalités composées d’atomes instables. Et c’est aussi par convention que les Massaliotes ont produit leurs lois, défini l’éducation de leurs enfants et fondé les valeurs qui cimentent leur communauté politique. Laissons de côté l’erreur de raisonnement par laquelle, après avoir refusé à l’homme toute faculté, ces philosophes amnésiques lui reconnaissent subrepticement celle de fabriquer des conventions. Cela mis à part, cette analyse de la convention est valable, mais réduire ta formule à cela est critiquable, car ils n’en voient pas le sens profond.
Protagoras - Mais plus je t’écoute, cher Massaliote, plus je regrette de n’avoir pas eu comme disciple un esprit aussi agile et rigoureux que le tien. Poursuis donc tes analyses passionnantes !
Philémon - Il existe encore d’autres interprétations inexactes ou réductrices de ta formule. Je préfère les abandonner au sort qu’elles méritent. Souhaites-tu que je te dise comment, moi, j’ai compris l’Homme-Mesure ?

Protagoras - Je suis enclin à penser que tu ne vas pas me décevoir. Tu as mon accord.

Philémon - D’abord, il ne faut pas prendre métron, « mesure » au sens premier de « mesure matérielle », par exemple de longueur, de poids, de chaleur ; nombreux sont les écrivains et les gens instruits qui l’entendent au sens figuré de « critère ». Tu as toujours eu le souci, Protagoras, d’aller au fond des choses ; or la mesure concrète, matérielle t’aurait laissé à la surface.
Donc, affirmer que « l’homme est le critère de toutes choses », c’est dire qu’il possède en lui- même, en tant qu’homme, le critère qui lui permettra de porter une appréciation, un jugement sur tout ce qui l’entoure, lui inclus. Or, utiliser un critère étant une opération intellectuelle, l’homme va faire appel à son intelligence, à sa raison, son logos dirait Héraclite. Ce qui n’exclut pas, bien sûr, qu’il fasse aussi appel à ses sensations, domaine dans lequel Platon feignait de le cantonner.
Ainsi donc, l’homme, en possession de toutes ses facultés physiques et de sa raison, examine, étudie toutes choses afin de comprendre ce monde qui l’entoure. Et il va formuler son appréciation sur « les choses qui sont » et sur « les choses qui ne sont pas », c’est-à-dire il va donner aux réalités sensibles, aux réalités intellectuelles, et même aux réalités morales plus ou moins de qualité existentielle par rapport à sa propre vie et, par voie de conséquence, plus ou moins de place et d’importance dans sa vie quotidienne, dans la conception générale qu’il se forge de la vie et dans la ligne de conduite qu’il adoptera. Par exemple, le pugiliste qui passe sa vie à concourir à Olympie, à Delphes, à Corinthe, à Némée, participant chaque année à une compétition, sait peut-être qu’il existe des instituts supérieurs comme l’Académie de Platon ou le Lycée d’Aristote, mais à supposer qu’il le sache, Académie et Lycée n’ont dans son esprit aucune réalité existentielle, toute sa vie étant bâtie comme si ces instituts n’existaient pas ; il sait aussi, j’en suis sûr, que tous ces concours sportifs sont régis par des règles strictes dictées par la morale et que l’athlète qui ne les respecte pas risque une forte amende ou une exclusion. Il le sait, il les connaît ces règles, il sait qu’elles existent, mais quelle poids existentiel leur donne-t-il ? S’il considère que la victoire justifie la tricherie, l’existence des règles s’évanouira pour lui et la victoire sera la seule réalité. Avec un raisonnement sommaire, une courte réflexion, mais réflexion quand même, il aura fait deux paquets, « les choses qui sont », compétition, force physique, victoire et gloire, et « les choses qui ne sont pas », joies du savoir et règles morales.
Protagoras - Ton interprétation, vaillant Philémon, vaillant, oui, toi qui n’as pas reculé devant ma formule à l’abord déroutant et propre à décourager les esprits superficiels et paresseux, ton interprétation, disais-je, cumulant deux avantages, a rejoint ma propre démarche. D’abord, elle englobe dans sa synthèse toutes les interprétations réductrices que tu as évoquées. Ensuite, elle atteint le fond de ma pensée. J’ai donné, en effet, à l’être humain une place centrale, indéboulonnable, dans ma réflexion philosophique et, ce faisant, je l’ai libéré d’une tutelle artificielle, étouffante et dictatoriale qui, pendant des millénaires, lui avait été imposée, je veux dire la tutelle divine.
Philémon - Oh oui, lucide Protagoras ! Je pense à cette autre formule, non moins fameuse que celle de l’Homme-Mesure. Tu as écrit, dit et répété : « En ce qui concerne les dieux, je ne puis savoir ni qu’ils existent, ni qu’ils n’existent pas, ni quelle est leur apparence ; nombreux sont, en effet, les obstacles qui m’empêchent de le savoir : l’obscurité du sujet et la brièveté de la vie humaine. » Ta phrase est d’une aveuglante évidence. D’abord, qui oserait nier – sauf celui qui aurait eu l’étonnant privilège d’avoir vu un dieu et d’avoir eu commerce avec lui – que nous ignorons quelle est l’apparence des dieux? Sont-ils immenses, grands ou de même taille que nous ? Ont-ils la peau blanche comme toi et moi ou noire comme les Ethiopiens du pharaon d’Egypte ? Ont-ils deux yeux comme nous ? Un seul comme le Cyclope ? Mille comme les mouches ? Aucun humain ne connaît leur apparence. Qui est capable de dire avec certitude qu’ils existent ? Qui peut démontrer qu’ils n’existent pas ? Ni toi ni moi, en tout cas ! Et j’ai beaucoup apprécié ta formule finale « la brièveté de la vie humaine m’empêche de me prononcer sur leur existence ou leur non-existence. », inspirée par un humour discret nous laissant entendre que même si nous vivions des siècles, nous n’en saurions pas davantage sur le sujet. Cette phrase t’a valu les pires ennuis à Athènes. Peux-tu me dire pourquoi ?
Protagoras - Mais oui, cher Massaliote. Les Athéniens ont vu en moi un impie. Ils ont donné l’ordre à la police de proclamer dans les rues de la ville que quiconque possédait des livres de moi avait l’obligation de les lui remettre ; après la récolte, ils les ont brûlés sur l’Agora. Eh oui, mon bon, telle est cette Athènes des Lumières qui s’offre à l’admiration des autres Grecs ! Mais l’honnêteté m’oblige à dire qu’ailleurs en Grèce – ne parlons pas des Barbares ! - la même chose se serait produite. Ce n’est pas tout ! Ensuite, ils m’ont intenté un procès pour impiété. Heureusement mon ami Périclès m’a prévenu à temps et a fait le nécessaire pour que je quitte la noble Athènes en toute sécurité. Il savait que ses concitoyens ne badinent pas avec l’impiété, réelle ou supposée : après le procès, la mort m’attendait.
Philémon - Je suis heureux de te savoir désormais à l’abri de la justice athénienne et je te sais gré de m’avoir accordé ces quelques instants d’attention. Mais il me semble entendre la voix d’Alcidamas ; sans doute te dit-il que tu peux passer dans la salle de banquet.
Protagoras - Je l’entends moi aussi . Si je lui propose que nous continuions la conversation – à laquelle il sera, d’ailleurs, heureux de prendre part - il acceptera bien volontiers.
Alcidamas - Eh bien, mes bons amis, que complotez-vous ?


Protagoras - Ce jeune et brillant Massaliote ne déparerait pas dans le banquet que ta grande villa donnant sur la mer nous réserve par tes soins et ta bienveillance. Qu’en dis-tu, généreux Alcidamas ?
Alcidamas - Mais il sera parfaitement à sa place!Je suis certain qu’il a encore beaucoup de sujets philosophiques à partager avec toi. Viens donc, mon cher Philémon !

 

Louey, le 28 janvier 2020            Jean HAILLET